Le toit du monde

entre le bazar de ma tête et celui du monde

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Par Amina Mir
15 sept. · 1 mn à lire
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La dernière danse

Une salle épurée, le bruit du silence, le monde suspendu aux murs et j’me sens vivante. Ca faisait longtemps, aujourd’hui j’ai échangé avec un couple qui vient de loin et j’ai vu dans leur dernière danse toute l’intimité qui lie l’humanité.

C’est à la fin de cette longue exposition divisées en sept fragments que je suis frappée par ces deux dernières photographies. Le cerveau embrumé par tout ce qu’il vient d’ingurgiter, il vient de traverser le monde, les époques et les causes pour se retrouver nez à nez avec ce couple. Tous les deux bruns, l’homme porte une moustache qui m’indique une certaine orientalité et en voyant les longs sourcils noirs de sa femme je me demande s’ils ne sont pas arabes ou juifs. Ils ont le mur pour eux seuls, un peu à l’écart de toutes les autres oeuvres. J’ai l’impression d’être de trop, d’interrompre un moment intime. Ils dansent et leurs regards trahissent leur amour, une complicité qui embaume l’épreuve gelatino-argentique toute entière. Pourtant ce couple de Roumains juifs est mort en 1942 lors du naufrage de leur bateau en direction d’Istanbul. Ils fuyaient l’Europe fasciste. 

Ce qui me frappe au moment ou je regarde l’oeuvre de Boltanski, c’est ce contraste entre l’intime et le public, le connu et l’inconnu, la mémoire et l’oubli. Sont-ils au courant, ces inconnus, que leur mémoire vit toujours à travers d’autres inconnus ? Quand ce cliché a été pris ils n’avaient sûrement plus rien à part leur amour, leur identité ayant été rejetée, niée et dénigrée. Plantée devant eux, ils sont pour moi tout le passé, leur individualité portant un visage sur ce passé vaporeux, presque mythique pour moi. Et pourtant, ils ne sont que deux particules dans cet épisode d’anéantissement global de l’identité. Et voilà qu’aujourd’hui, en ce 13 septembre 2023, à Paris, ils redeviennent deux amants qui dansent. C’est comme si, à travers cette photographie qui célèbre leur mémoire, l’artiste leur redonnait vie à eux et tout ce qu’ils représentent. 

Pourtant, ils sont la dernière oeuvre de l’exposition et quand je sors je retourne dans le vrai monde. Là où on me propose d’acheter, pour quelques dizaines d’euros, ces trajectoires de vies et ces combats dans un livre à déposer sagement dans sa bibliothèque. Je m’étonne de la vitesse à laquelle je les ai (presque) oubliés. Il y a une seconde ils étaient tout et voilà qu’ils ne sont déjà plus rien. Dans cette ambivalence retentit toute la portée et la fragilité de la mémoire, sa célébration et son entretien. N’en déplaisent à ceux qui ne parlent qu’au futur, je reste convaincue qu’on ne peut pas construire un avenir sans apprendre à connaître le passé. Que la mémoire doit être entretenue en mettant a jours ses biais même si elle paraît vaine. 

Deux personnages anodins et je me demande ce que vivre signifiait en 1942 en tant que juif européen, ce qu’aimer signifiait dans ces conditions. Comment pouvaient-ils s’aimer alors qu’ils n’étaient entourés que par la peur et la honte ? Deux personnages anodins et je me demande comment est-ce qu’on peut vivre et aimer en étant Palestinien en 2023.