Le toit du monde

entre le bazar de ma tête et celui du monde

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Par Amina Mir
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Héritage social et construction politique : Le jeu d’équilibriste des transfuges

Pourquoi est-ce que, du fait de mon milieu social d’origine, je ne pourrai jamais faire de la récupération alimentaire

            Lundi, neuf heures. J’entre dans la salle avec les onze autres personnes suivant la formation et m’assoit à côté d’une fille aux cheveux bleus qui à l’air sympa. Je parcours du regard la salle et je ne peux m’empêcher d’essayer de deviner la personnalité et l’appartenance sociale des gens qui m’entoure par leur apparence pour ensuite voir si j’avais raison; mon jeu préféré. La fille à ma droite avec laquelle je sens un humour commun a les cheveux courts, elle n’est pas maquillée, converses aux pieds et sac à dos sur le sol. Mon regard un peu trop curieux se dirige vers son contrat qu’elle remplit et je vois qu’elle habite le quartier de la Guillotière. Cela me fait sourire, je m’y attendais.

A ce moment les paris sont lancés dans ma tête : elle doit être de gauche, et sensibilisée à beaucoup de sujets sociaux et sociétaux, je ne sais pas si elle est issue d’un milieu aisé ou non. Elle ne répond pas aux critères auxquels on pense communément quand on évoque les CSP supérieures mais ça ne veut rien dire. Je me demande si elle a effectivement un capital économique de base faible ou si une scission s’est opéré entre elle et ses parents. Je continue ma petite liste en me disant qu’elle est pourquoi pas végétarienne, queer, et son humour ainsi que son allure nonchalante cachent sûrement un mal-être de type anxiété ou dépression. Deux journées passées à côté d’elle et elle a coché la plupart des cases.

Politiquement alignées, on parle des prochaines manifestations, de l’aliénation du travail et de sociologie. Malgré ces belles valeurs communes je sens qu’on reste très éloignées l’une de l’autre, deux sphères différentes avec des barrières que la lutte anticapitaliste n’aurait pas assez de force pour détruire. Je connais ses codes et je les adopte devant elle. Elle ne connait pas les miens et ne penserait jamais à s’y adapter. Elle m’est prévisible mais elle ne me saisira jamais entièrement. Pourquoi est-ce que je suis d’accord avec elle quand elle me dit qu’elle vole les produits qui sont trop chers pour elle au supermarché et qu’elle fait de la récupération alimentaire mais que jamais je ne ferai la même chose ? Elle m’indique que ses parents sont de droite, racistes sur les bords et que ses études lui ont permis de s’éloigner de ça sans mentionner une appartenance à une certaine catégorie sociale.

Pourquoi est-ce que, même quand on a des idées similaires, des façons de pensées convergentes et les mêmes avis politiques bien ancrés, le fossé laissé par la différence sociale et sociologique perdure ?

Parce que l’héritage social et culturel et tout ce qui les accompagne sont plus fort que tout.

Cette barrière est-elle infranchissable ? Tel semble être le sort du « transfuge », condamné à comprendre tout le monde sans être compris entièrement. Être capable de s’adapter à chaque groupe d’appartenance sans vraiment appartenir à aucun groupe.

C’est parce que l’adoption d’un nouvel habitus social se fait du bas vers le haut, jamais l’inverse. Partant, même si on parvient à adopter les codes bourgeois et à avoir un capital culturel et économique similaire, l’héritage perdure derrière les masques. Dans son roman autobiographique Illégitimes, Nesrine Slaoui explique avec précision le processus de transfuge, ses caractéristiques et ses démonstrations. La sincérité de son écriture révèle les subtilités des mécanismes à l’œuvre dans cette transformation d’un individu traversant les classes et auquel nous sommes nombreux à nous identifier.

Si je ne récupère pas les aliments invendus ou périmés des supermarchés c’est bien parce que j’ai vu toute ma vie les adultes autour de moi se démener au travail pour pouvoir avoir accès à une alimentation de qualité - la qualité étant relative - et sortir de la précarité alimentaire. Pourquoi se replonger volontairement dedans ? me demanderaient-ils. Pourquoi est-ce que tu veux romancer la hess ?

C’est cela que je ne peux pas expliquer autour d’un déjeuner à cette fille qui ne comprends surement pas pourquoi je trouverai cela insultant pour mes parents de faire ça. Si les luttes sont communes et si les objectifs sociaux se rejoignent, les vécus et les héritages personnels octroient parfois une lucidité qui peut être perçue comme contraire à des valeurs fortes comme l’anticapitalisme.

« Dans ma bouche le mot « pauvre » n’est pas une insulte mais un contexte » écrit Nesrine Slaoui dans Illégitimes. Le travail est perçu chez nos parents comme une fierté, un moyen nécessaire pour atteindre un niveau de vie plus confortable que ce qu’ils ont connu. Et ils nous ont transmis ces valeurs, toujours choisir le meilleur car on a connu et on a vu le pire. La différence entre eux et nous c’est que les éléments constitutifs de la précarité nous ont été imposés par la force des choses alors qu’elle est choisie pour ceux qui en ont le privilège, qu’il soit économique ou social.

La différence tient du déséquilibre induit par les privilèges économiques et sociaux que les uns ont et que les autres n’ont pas. Cette différence fondamentale fait que les premiers ont la liberté du choix alors que les autres choisissent en respectant les règles du déterminisme. Ayant des parents qu’elle qualifie “de droite et un petit peu racistes mais plus par ignorance que par conviction”, cette collègue a pu sortir, en faisant des études de sociologie, des référentiels avec lesquels elle a grandit pour adopter un raisonnement plus lucide et l’appliquer pleinement et en toute liberté. Elle a donc surement cette liberté, peut-être inconsciente, de choisir de manger des invendus périmés. De mon côté, je n’ai d’autre choix que de choisir la meilleure qualité quand je le peux.

On se retrouve dans une impasse complète car si je décide, par convictions politique et éthique, de consommer des invendus de supermarchés – pour éviter le gaspillage, réduire mon emprunte carbone et lutter contre le consumérisme – le décalage est tel que j’aurais l’impression d’avoir trahi mon héritage familial et social. C’est-à-dire que je comprends, j’entends et j’encourage la plupart des pratiques de la gauche anticapitaliste mais je ne peux agir entièrement comme eux sans me défaire des constructions et des cases mentales héritées de la famille et de l’environnement social primaire.

« Personne, ni vos proches, ni vos camarades à qui ces voies là étaient naturellement destinées, ne se révèlerait capable de comprendre la nature ambiguë de votre déchirement. Ce que l’on nomme les transclasses ou les transfuges de classes font, en réalité, des allers-retours permanents entre ces deux mondes toute leur vie. Ils sont les témoins, les cibles privilégiées de la violence de classe. » Voici comment je conclurais ma pensée, en empruntant les mots de Nesrine qui dépeignent avec justesse et intimité l’entre-deux dans lequel nous nous trouvons. A la recherche perpétuelle d’une stabilité qui semble inatteignable, des funambules qui tentent de garder l’équilibre entre plusieurs mondes opposés et complémentaires.

6/03/2023