Le toit du monde

entre le bazar de ma tête et celui du monde

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Par Amina Mir
12 déc. · 3 mn à lire
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Vivre amoureux en 2023: pari risqué dans un Liban qui s'enlise.

Si l’amour est plus beau à vingt ans, au Liban, la jeune génération semble avoir été oubliée, jetée dans les affres de l’impéritie politique et du délitement de l’économie du pays. Aujourd’hui, la jeunesse libanaise est plus que jamais au premier plan de la crise qui s’infiltre dans l'intimité.

En 2022, l’Information International, une société libanaise indépendante de recherche affirmait qu’en cinq ans, le Liban s’est vidé de 250 000 citoyens, dont 77% de jeunes. Résultat de la crise multiforme qui frappe le pays, cette émigration défigure les relations sociales des jeunes libanais. Au Liban, les liens sociaux constituent un pilier de la vie communautaire et représentent un repère dans la vie de chaque libanais. Sillonner les rues de Mar mkhayel un vendredi soir où l’on danse pour se vider la tête, un verre rempli à la main ou passer un dimanche en famille dans la montagne, tout cela est cher au pays du Cèdre. Famille, amis, petit(e)s ami(e)s, voisins ou tenant du deken du bas de la rue, l’expression du lien social dans ses différentes formes est un socle portant toute la culture du pays. Cependant, lorsque le plein d’essence frôle les 2 000 000 LL soit l’équivalent de 30 dollars (décembre 2023), tout est remis en question, jusqu’à la moindre sortie.

Que ce soit économiquement ou mentalement, beaucoup de jeunes libanais ne veulent pas être avec quelqu’un et c’est là particulièrement que la crise a affecté nos relations

Dans ces conditions, partir ou rester est un dilemme où le désir et l’ambition troquent parfois leur place pour l’angoisse de l’inconnu et du vide. « On ne part plus par ambition, on veut juste quitter. C’est devenu l’exception de rester et ceux qui restent, c’est simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens de partir. » Explique Maria, étudiante en droit à l’Université Saint-Joseph, avec toute l’émotion que procure la dislocation des espoirs et des rêves que l’on porte à 22 ans. Ce qui aujourd’hui semble être une évidence ne l’est pas et l’émigration ne vient pas sans son lot de craintes, de peurs et d’incertitudes.

Les différences culturelles se font également sentir chez les jeunes libanais de l’étranger qui éprouvent parfois des difficultés à nouer des liens profonds avec des personnes issues de cultures différentes. C’est le constat que fait Emile après trois ans passés au Canada : « La dernière fille avec qui je suis sorti était ukrainienne et on s’est vite rendu compte qu’on n’avait pas les mêmes valeurs, pas les mêmes références culturelles. Par exemple il y a des artistes français ou québécois que je ne connais pas alors qu’au Liban on connait tous les artistes donc on peut écouter la même musique, regarder les mêmes films, on connait les mêmes acteurs […] si on a aucun point commun on ne peut pas rester ensemble sur le long terme. » De l’autre côté de l’atlantique, à Paris où il est installé depuis un an, le franco-libanais Ahmed n’exprime, au début de la conversation, aucun problème avec le fait de côtoyer des filles de cultures différentes « Je m’en fous moi, qu’elle soit française, brésilienne, espagnole ou libanaise ça ne m’importe pas, je suis très ouvert » avant de préciser « Je ne suis jamais sorti avec une française, toutes mes copines et les filles que j’ai fréquentées étaient étrangères ou avaient des origines […] je les trouve plus ouvertes d’esprit, on se correspond plus ». Pour Ahmad il s’agit donc plus d’une façon de penser qui relève du milieu social que de l’origine culturelle.

Aujourd’hui les gens veulent se sauver eux-mêmes avant de sauver une relation

« Que ce soit économiquement ou mentalement, beaucoup de jeunes libanais ne veulent pas être avec quelqu’un et c’est là particulièrement que la crise a affecté nos relations » souligne Maria avant d’ajouter que beaucoup de jeunes hommes veulent, mais ne peuvent pas démarrer une quelconque relation sérieuse car ils n’ont pas les moyens de l’entretenir. Impuissants face à cette impasse, deux réponses s’offrent à la jeunesse : l’isolement ou au contraire la multiplication des sorties et des relations courtes. On assiste ainsi à un glissement des normes sociales, une mutation des tabous et une redéfinition de ce qui est ou non, acceptable. Les normes de bienséances et de bonnes mœurs semblent être durement fragilisées par le cataclysme que vit le pays. Cependant, cette mutation sociétale reste à sa genèse et confinée aux frontières de la capitale ou des grandes villes côtières. Dans les villages du nord et du sud où la situation économique est pire, la religion garde un poids important et ces zones demeurent conservatrices.

Ce qu’il se passe au Liban c’est comme une personne qui meurt à petit feu

Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont en relation longue distance mais ce pari n’aboutit pas toujours car « A 22 ou 23 ans on n’a pas envie de faire ce sacrifice » selon Maria. Avec une inflation dépassant les 154% pour la seule année 2021, une livre qui a perdu près de 95% de sa valeur et l’indexation des prix sur le dollar, sortir et offrir des cadeaux à son ou sa chéri(e) relève presque de l’impossible, voire de l’illusion. « Au Liban, c’est le mec qui doit tout payer pour la fille. Lors de ma dernière relation, là-bas, quand j’allais chez ma copine, je devais tout payer, même pour ses parents, sa sœur et son frère » nous confie Ahmad, qui étudie désormais les sciences politiques à l’université Paris 8. La crise touchant toutes les classes sociales, il est devenu plus accepté de diviser et diminuer les dépenses, mais cela reste tout de même un frein pour ceux qui voudraient être en couple.

Je veux rester loin du Liban surtout pour le futur, pour mes enfants. Je ne veux pas qu’ils vivent cet attachement comme moi je l’ai vécu. Je ne voudrais pas que mes enfants s’attachent au Liban […]

Dans la tragédie libanaise se dénote tout de même un fort attachement au pays même chez les jeunes tenant des propos parfois crus sur ce qu’il reste de leur pays. C’est en effet ce qu’expriment les jeunes rencontrés et interrogés jusqu’ici, tous expriment un désir de rentrer au Liban si la situation s’améliore. « Ce qu’il se passe au Liban c’est comme une personne qui meurt à petit feu » explique Emile qui voit, impuissant, ses amis s’enliser dans le gouffre, essayant d’avancer malgré tout. « Le Liban est comme une drogue, ce pays est vraiment beau mais si on s’y attache trop ça risque de nous nuire et je préfère rester loin des drogues […] même si j’ai vécu toute mon enfance au Liban jusqu’à mes 23 ans, je dois maintenant laisser tout ça derrière moi et avancer. » Il va plus loin en se projetant dans l’avenir : « Je veux rester loin du Liban surtout pour le futur, pour mes enfants je ne veux pas qu’ils vivent cet attachement comme moi je l’ai vécu. Je ne voudrais pas que mes enfants s’attachent au Liban […]. »

Jeunesse amputée et amours impossibles mêlés à une modernité précipitée, l’insouciance des relations amoureuses chez les jeunes libanais a été sacrifiée sur l’autel des crises multiples. La déchéance d’un pays vidé de sa substance politique a ramené sur ses genoux une génération meurtrie mais qui ne cesse de se réinventer.